UN AUTRE REGARD SUR L’HARMONIE

Au milieu des années 1970, la conception d’Einstein on the Beach scelle la première collaboration de Bob Wilson, homme de spectacle, et du compositeur Philip Glass, tous deux fascinés par l’idée d’un « temps étendu » : les douze heures de la pièce The Life and Times of Joseph Stalin du premier en 1973 rencontrent les quatre heures et demie de Music in Twelve Parts du second, en 1974. À Music in Twelve Parts succèdent deux ans plus tard les quatre parties d’Another Look at Harmony, Einstein en intégrant ensuite plusieurs passages. Commande du Holland Festival, Another Look at Harmony, Part IV pour chœur et orgue fut redonné ensuite en France (Festival de Saint-Denis) en 1977, avant de disparaître au profit de nouvelles partitions de Glass – alors qu’elle compte parmi les œuvre majeures de son vaste catalogue et qu’elle participe à la fondation d’un minimalisme spécifiquement américain, associant Philip Glass et Steve Reich. Face aux précédents enregistrements discographiques d’Another Look… Part IV – Western Wind et Michael Riesman (Orange, 2002) et Choir of the 21st Century et Christopher Bowers-Broadbent (Somm, 2008) – cette version apporte une plus-value incontestable ! La direction de Léo Warynski, fondateur de l’ensemble Les Métaboles récemment distingué dans une reprise de l’opéra Akhnaten pour l’Opéra de Nice du même Glass, mis en scène par Lucinda Childs (nov. 2020), replace l’œuvre dans sa référence classique, celle de l’explosion de la polyphonie vocale de l’école de Notre-Dame, justifiant ainsi le choix d’un orgue positif baroque plutôt qu’électrique. Les Métaboles apportent en outre une finesse d’exécution d’une clarté incomparable dans la pulsation du rythme, les changements de tempi, etc. – renouant avec l’essence même de ce style à la fois envoûtant et d’une énergie démultipliée qui culmine à la Renaissance chez Tallis (Spem in Alium), Striggio (Missa supra Ecco sì beato giorno) ou encore Andrea Basily (1705-1777), dont la première discographique du Canone a 16 all’ unisson – découvert à la BNF et édité par Louis Castelain – clôt l’album en beauté.

1 CD b.records LBM 073 « Another Look » : Philip Glass : Another Look at Harmony,, Part IV ; Andrea Basily : Canone a 16 all’ unisson par Les Métaboles, Yoan Héreau (orgue), Léo Warynski, direction (enregistrement public le 11 janvier 2024 à la Cité de la Voix de Vézelay). 58 min.


En attendant le retour du site [musikzen.com]

En concert les 24/03 à Paris (Collège des Bernardins) : Geoffroy Drouin, Pérotin, Gesualdo, Josquin et Harvey ; 28/03 à Paris (Philharmonie) et 9/04 à Tokyo (Bunka Kaikan) : Boulez et Michael Jarrell ; 20/04 à Colmar (Fest. de Pâques), 29/06 à Autun et 30/06 à Évian (Rencontres musicales) : « Singing Ravel » transcriptions ; 26/04 à Milan (La Scala) et 6/05 à Paris (Philharmonie) : Francesco Filidei ; 15/05 à Mulhouse (La Filature) : Philip Glass : Another Look at Harmony, Part IV ; 30/05 au Festival du Haut-Jura : Allegri, Charpentier et Benevolo ; 15/06 à Châtenay-Malabris (Les Musicales de la Vallée aux Loups) et 25/08 au Festival Nuits Musicales en Armagnac : « Après un rêve », Œuvres de Josquin, Gombert, Brahms, Fauré, Debussy, Ravel, Élise Bertrand, Ondrej Adamek… ; 27/06 à Vézelay (Cité de la voix) : Britten et Poulenc ; 28/06 à Autun (Festival Chants Libres) : A. et D. Scarlatti et Arvo Pärt.


[https://lesmetaboles.fr/fr] [https://www.leowarynski.fr/]

Prométhée déchaîné

Lors de la récente édition du festival Présences de Radio France qui honorait Tristan Murail, le pianiste François-Frédéric Guy panachait créations et reprises de ce dernier avec une sélection de pièces de Debussy, à la différence de son nouvel album où Debussy encadre Murail. Héritier du courant spectral apparu à l’orée des années soixante-dix (il en fut d’ailleurs l’un des artisans), Murail applique à son piano une écriture tout à la fois percussive et résonante, qui doit autant à la sonorité aquatique éminemment expressive de son grand ancêtre – la féerie évanescente de Cailloux dans l’eau –, qu’aux appels vigoureux de son maître Messiaen – Le Rossignol en amour – trempé dans le spectre élargi de Scriabine – Le Misanthrope – et aux confins du silence de Liszt – Impression, Soleil levant. Un piano arachnéen réverbéré dans le Livre II des Préludes de Debussy que l’interprète joue avec une profondeur mêlée de panache qui surprend  – La Puerta del Vino et « General Lavine » – eccentric ! – mais convient bien à ce style esquissé – Bruyères – et nocturne – La Terrasse des audiences au clair de lune, Canope. Le caractère pyrotechnique de Feux d’artifice qui clôt le cycle debussyste trouve un écho surnaturel dans la fluidité envoûtante de Résurgence de Murail. Fort de ses interprétations beethovéniennes, le pianiste, qui signe en outre la présentation de son enregistrement, n’hésite pas à parler de l’élan prométhéen du créateur.

Debussy : Images, Livre II, extrait : Reflets dans l’eau ; Préludes, Livre II – Murail : Cailloux dans l’eau, Le Rossignol en amour, Mémorial, Résurgence, Le Misanthrope, Impression Soleil levant

François-Frédéric Guy (piano)

1CD La dolce volta LDV 110 (dist. Integral) 1h 19 min

Mis en ligne le 3 mars 2022 sur le site de Musikzen.fr

AKIRA LAURA ?

AKIRA KOSEMURA – In the dark woods

De son précédent EP Someday en collaboration avec le chanteur Devendra Banhart (cf. chronique du 22 mars), le Japonais Akira Kosemura a préservé Sphere et Stillness of the holy place, qui figurent en bonne place dans son nouvel album In the dark woods. On y retrouve la luxuriance caractéristique de ses claviers qui combine piano classique, Wurlitzer vintage et synthés. Un temps d’arrêt ou plutôt la retenue du temps, voilà le credo esthétique du musicien qui reprend – mais le connaît-il ? – l’esprit de vagabondage de feu Simon Jeffes pour le Penguin Cafe orchestra, entre tendresse minimaliste à la Satie (le piano solo de Between the trees, de Inside river et de Shadow) et grandes envolées rêveuses (Sphere, Spark, The cycle of nature !). Et puisqu’il est question de bois et de forêts profondes dans plusieurs de ses compositions, Kozemura entame lui aussi un dialogue avec la mystérieuse Laura Palmer imaginée par David Lynch (Dedicated to…) – à qui il emprunte l’un des thèmes de Angelo Badalamanti, fidèle musicien du réalisateur américain. Kosemura travaille pour la danse, le cinéma et la publicité, d’où ce sens aigu de la forme, de la durée et de l’intensité  produisant un sentiment d’équilibre naturel et de plénitude dès la première page DNA. En forme d’apothéose, In the dark woods – qui donne son titre à l’album – suivi de sa « variation » Letter from a distance, introduit un quatuor à cordes d’une lenteur méditative qui porte vers la transcendance. Album somptueux à l’image du miroir de sa pochette : sous-bois twinpeaksien nimbé d’une lumière romantique. Akira Laura ?

 

Akira Kosemura – In the dark woods, vinyle & digital Schole/1631 Recordings SCH0-51. 59 min. Poissons d’or

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https://youtu.be/YqGrbrblORs

http://www.akirakosemura.com

http://schole-inc.com

 

 

 

 

ORCHARD – Serendipity

Hypnotique et électrique, Serendipity pratique, au-delà de la rencontre provoquée par le label Ici d’Ailleurs de quatre musiciens qui ne connaissaient pas jusque-là, la fusion des styles, ou du moins le croisement des univers de chacun, entre contemporain, rock, jazz et traditionnel. Au duo inédit formé par le prolifique guitariste stratosphérique Aidan Baker (Nadja, Mnemosyne, ARC…) et le tout aussi boulimique violoncelle de Gaspar Claus (Jim O’Rourke, Angélique Ionatos, Bryce Dessner, Pedro Soler…) s’ajoutent la batterie de Franck Lorino, pilier du label au sein des ensembles Zëro et Bästard et la clarinette futée de Maxime Tisserand, de Chapelier Fou. Du swing et de la profondeur – prise de son ad-hoc ! – dans des nappes vaporeuses (A day staring at eternity) traversées de grandes embardées (Drawn with the wind), où certains reconnaîtront peut-être quelques lointains échos post-rock aux années 80 (frippertronics, Heldon…), le tout sur des rythmes chaloupés de cordes et de vents (After all the sun is awakening, Fructifiction). Ça ne ressemble à rien et pourtant, à naviguer sur plusieurs eaux, le tellurique Orchard vogue vers des continents inexplorés où souffle l’aventure.

Orchard – Serendipity CD Ici, d’Ailleurs MT 08 (distr. L’Autre Distribution / Believe Digital) 1 h. 13 min. Poissons d’or

 • En concert le 19/10/2017 à Nancy (L’Autre Canal), pour les 20 ans du label Ici d’Ailleurs et le lendemain 20/10/2017 à Paris (MaMa Festival)

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INCLASSABLE RYUICHI SAKAMOTO !

Remarqué à la fin des années soixante-dix au sein du trio de techno industrielle Yellow Magic Orchestra aux côtés de Yukiro Takahashi et Haruomi Hosono, il flirte ensuite avec le jazz nippon (?) – les albums Thousand Knives of…, Summer Nerves & Kakutougi Session –, opère un détour par le Moyen-Âge avec le groupe Danceries – The End of Asia –, puis revient à la bidouille électro – The Arrangement avec Robin Scott, Field Work avec Thomas Dolby –, pour se lancer dans le rock épileptique : l’agité Left Handed Dream, avec Adrian Belew et Robin Thomson. La direction d’orchestre ne lui fait pas peur, comme en témoigne l’exceptionnel coffret objet-d’art zen Playing the Orchestra, en 1988. S’il est le partenaire régulier du Britannique David Sylvian (ex-Japan), ça ne l’empêche nullement de faire chanter la terre entière avec des rencontres tour à tour improbables ou géniales : Iggy Pop pour Neo Geo, Jill Jones, Brian Wilson, Robert Wyatt, Paco Ye et Youssou N’Dour pour Beauty – l’un de ses albums les plus accomplis, en 1990, où il introduit le chant traditionnel d’Okinawa – Dee Dee Brave, Super DJ Dimitry, Marco Prince, Debra Barsha, Houria Aichi et John Cage (!) pour Heartbeat, ou encore Holly Johnson et Andy Caine, pour Sweet Revenge

 

Comédien, voilà qu’il vole la vedette à Bowie pour Furyo d’Oshima, en 1983, signant en outre la BO, dont la chanson Merry Christmas Mr. Lawrence qui fera le tour du monde, immortalisée par David Sylvian. À partir de là, il signe de nombreuses partitions cinématographiques : Le dernier empereur, Talons aiguilles, Wild Palms, Snake Eyes… En 1998, pour Love is the devil de John Maybury, inspiré par la vie du peintre Francis Bacon, il s’oriente vers un style plus minimaliste, renouant avec une électro raréfiée, quasi bruitiste, qui devient, à quelques exceptions près, sa marque de fabrique – et qu’on peut apprécier dans les films qui suivent : Tabou d’Oshima (1999), ou Soie de François Girard (2007). Au cours des années quatre-vingt dix, lassé des pistes de danse ( ?), il cosigne avec le plasticien Shiro Takatani l’opéra Life, vaste spectacle faisant appel à une foule de vedettes du moment : musiciens, écrivains, intellectuels, etc – dont deux versions, l’une enregistrée à Tokyo, l’autre à Osaka, seront publiées (Raw Life Tokyo, Raw Life Osaka). La décennie suivante, en parallèle au cinéma, Sakamoto cultive un style moins sophistiqué, plus naturel et même relâché, nouant une relation heureuse avec Jacques Morelenbaum, ancien collaborateur de Jobim, pour une musique 100 % cool, qui épouse la nonchalance de l’inventeur de la bossa nova : Casa, A day in New York, In the lobby…

 

Ces dernières années sont marquées par de précieuses collaborations, notamment avec les guitaristes Christopher Willits (Ocean fire, Ancient future) et Christian Fennesz (Cendre, Flumina), ou encore l’électro d’Alva Noto (Vrioon, Insen, Revep…) : Sakamoto y intervient seul au piano, voire au synthé, dans des compositions essentiellement planantes – style qu’il adopte pour les deux très confidentielles BO Alexei and the Spring et Derrida (2003). Le cinéma hollywoodien le rattrape lorsqu’en 2015 Alejandro G. Inarritu lui demande de signer la partition de The Revenant, le réalisateur confessant (cf. note du CD) qu’il l’admire depuis l’époque où, programmateur radio, il diffusait le vinyle de Furyo (Merry Christmas Mr Lawrence) et qu’il : « il collectionna ensuite ses albums pour, trente ans plus tard, avoir ce privilège de travailler avec l’un de ses musiciens préférés ». Pour The Revenant, Sakamoto a d’ailleurs de nouveau collaboré avec Alva Noto, ainsi qu’avec l’Américain Bryce Dessner, cosignant trois titres avec ce dernier. Même lorsqu’il associe l’orchestre symphonique à l’électro, le musicien privilégie une sonorité sombre et minérale parmi les instruments. Chez lui – comme chez Philip Glass, par exemple –, on trouve quelques similitudes entre les thèmes qui parcourent des BO écrites à la même époque : c’est le cas pour celles de The Revenant et de Nagasaki : Memories of My Son (2015) de Yoji Yamada, figure de l’âge d’or du cinéma japonais.

Avec ASYNC, Ryuichi Sakamoto retrouve la raréfaction sonore d’un de ses albums les plus réussis… d’il y a vingt ans : la BO du film Love is the devil, évocation sombrement lynchienne du peintre Francis Bacon. Parti d’un choral de Bach taillé « en nuage », Sakamoto se lance dans un opus à la fois nébuleux et décanté, où l’austérité de son clavier se prend à la fois pour l’orgue du Cantor (andata) et le piano mystique de Satie (ZURE). Fasciné depuis l’adolescence par les sculptures sonores des Frères Baschet, découvertes à l’expo d’Osaka, en 1970, et plus tard, par celles du designer Harry Bertoia, voilà qu’il dissèque encore un peu plus sa palette, la polissant d’accords minéraux à la résonance discrète – async. Rien de flou pourtant dans ces armatures de métal un brin répétitives (disintegration), qui semblent se soulever et errer au gré du vent, fantômes traversés d’effluves romantiques (solari) se souvenant de Chopin – ubi. Sakamoto en fait un peu trop lorsqu’il explique qu’il aurait voulu que son CD sonne « comme la bande son d’un film de Tarkovski qui n’existe pas », mais en plaçant ici ou là des bruits feutrés – son pas dans la forêt, quelques gouttes de pluie et l’écho d’un shamisen (honj) –, il crée un espace envoûtant (walker), propice à la méditation. Même les rares voix – Paul Bowles dans fullmoon et l’ami David Sylvian lisant des vers du poète Arseni Tarkovski (père du réalisateur), dans Life, Life – ne font que se glisser entre les pierres, pour mieux se confondre avec la ligne indolente d’une musique détachée du monde, en apesanteur.

Ryuichi Sakamoto – async CD Milan 399 902-2. 1 h. 1 min. Poissons d’or

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AKIRA KOSEMURA – SOMEDAY

Pianiste, compositeur et producteur : le profil du musicien japonais Akira Kosemura fait songer à celui de son aîné, compatriote et ex-Yellow Magic Orchestra Ryuichi Sakamoto, avec lequel il partage également l’art d’écrire pour le cinéma (Embers, en 2014, ou encore Haruchika, sur les écrans japonais, depuis le 4 mars dernier), mais pas encore (?) celui de faire l’acteur… Kosemura excelle dans le mélange électro et acoustique, à l’image de son premier album solo It’s on Everything (label Someone Good), en 2007. Dans la foulée, il crée SCHOLE, son propre label, signant en outre plusieurs productions (Dakota Suite, le guitariste Paniyolo, Quentin Sirjacq), avec toujours à l’esprit ce credo esthétique : « un temps pour le repos, le loisir créatif ou la paresse ». Someday, son nouveau EP (sortie digitale le 21 avril 2017) laisse la part belle aux accords doux et mesurés de son piano (Stillness of the Holy Place), fait voltiger les claviers synthétiques à la manière de Glass (Sphere), comme au chant éthéré de l’Américain Devendra Banhart, invité pour deux versions de Someday. Chanteur à la voix évanescente, Banhart épouse le style alangui du Japonais, sorte de folk post Penguin Cafe Orchestra décapé au bouddhisme intégral – à cet égard, recherchez les mélodies hyper délicates de son album numérique de piano solo Buddhists, édité par les Suédois de 1631 Recordings, 2016. Après l’illustre Moondog, l’ère des doux dingues est de retour : chouette, non ?

Akira Kosemura – Someday EP (sortie digitale le 21 avril 2017). 23 min. Poissons d’or. www.akirakosemura.com

https://youtu.be/j_oEvif8cK0

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PHILIP GLASS – PROPHECIES -ANTON BATAGOV

Distingué dans le répertoire classique pianistique – ses enregistrements des Vingt regards sur l’Enfant Jésus de Messiaen, comme celui de l’Art de la Fugue de Bach, ou encore ceux consacrés à Pachelbel, Ravel – le compositeur et pianiste Anton Batagov a également participé à la reconnaissance des œuvres de Cage, Feldman, Steve Reich et Philip Glass, en Russie.

Si le compositeur mériterait d’être mieux connu de ce côté du Rhin – Breathing in breathing out (2007), ses Lettres de Rachmaninov à…, en 2013, son récent I Fear No More, d’après le poète John Donne dirigé par Vladimir Jurowski, ou le récital qu’il donna en 1986, au Concours Tchaïkovski, reporté sur CD (Melodia) –, Prophecies, son dernier album, a la particularité de proposer ses propres arrangements de partitions d’orchestre de Philip Glass. Fair-play, l’Américain, en retour, le publie sur son propre label.

Non sans surprise, Batagov s’est risqué à trois extraits de l’emblématique Einstein on the Beach (1976), avec Trial, Night Train et Knee 5, ainsi que Prophecies, du non moins célèbre Koyaanisqatsi – première collaboration écolo-cinématographique de Glass et du réalisateur Godfrey Reggio, en 1982. Comme il s’en explique dans le livret du CD, l’interprète n’a pas cherché à restituer les partitions dans l’esprit d’un Liszt, se les réappropriant tout en les modelant dans un style virtuose, bien caractéristique du compositeur des Rhapsodies hongroises et autres Années de pèlerinage. Batagov joue plutôt sur la densité du son « glassien », avec un travail sur la dynamique, le contraste, les timbres – tout en respectant avec une grande fidélité les indications de tempo. Le résultat est bluffant, autant dans la lenteur wilsonienne de Trial que dans la polyphonie jubilatoire de Night Train. Un piano expressif au point de faire chanter toute l’étendue du clavier dans Knee 5. Si les compositions sont majeures, l’interprète ne l’est pas moins.

Philip Glass – Prophecies Music from Einstein on the Beach and Koyaanisqatsi arranged for solo piano and performed by Anton Batagov CD Orange Mountain Music OMM 0110 (importation) 1 h. 7 min. Poissons d’or

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TERRY RILEY – THE 3 GENERATIONS TRIO

À l’instar de Steve Reich, son cadet de deux ans, Terry Riley suit fidèlement la voie d’un style répétitif, qui : « pourrait englober l’Asie, l’Afrique, l’Occident, le jazz et bien d’autres esthétiques », comme il l’écrit à propos de son dernier enregistrement « The 3 Generations Trio ». Bien entouré par son fils guitariste Gyan et le violon de Tracy Silverman – créateur génial du concerto pour violon électrique et orchestre, The Dharma at Big Sur de John Adams, en 2003, justement voulu comme un hommage aux deux musiciens de la côte Ouest, Harrison et Riley –, voilà le compositeur du célébrissime In C capté live en Italie, à Lugo et Modène. Longues incantations vocales de Terry dans le style raga, rejoint par le violon à six cordes de Tracy vibrant en harmonie façon sarangi : la vingtaine de minutes de Camargue Voices apparaît d’emblée comme l’une des meilleures compositions pour ensemble de Riley, depuis son choix de se produire en public plutôt dans de longues impros seul au piano – Gyan se « contentant » ici de faire sonner son instrument comme un sitar. L’exalté Ebony Horns n’est pas moins réussi, animé d’une pulsation (Gyan) dont l’ardeur n’a rien à envier aux dernières compositions de Reich, si ce n’est que chacun se lance dans d’électrisantes improvisations dopées au jazz. Quant à la version « revisitée » de Shri Camel (vieille de quarante ans et à l’origine pour orgue en intonation juste et tape delay !), elle dodeline – à l’image de la marche du chameau qui donne son titre – avec un flegme panthéiste renouvelé par le jeu condensé de ce trio.

Terry Riley : The 3 Generations Trio. ReR MEGACORP I Dischi Di Angelica IDA 034 (distribué par Orkhêstra). 77′. Poissons d’or

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UENO PARK – MANUEL ADNOT SOLO : DIX-MILLE YEUX

Premier album du label Tropare fondé par le « moondogien » Amaury Cornut, Dix-mille yeux » de Ueno Park est aussi le premier opus solo (?) du Nantais Manuel Adnot. Seul à la guitare sèche, mais se réenregistrant jusqu’à quatre fois, il multiplie les arabesques d’un instrument qui évoque d’entrée de jeu (Erell) le santour iranien. Adnot paraît refuser toute mélodie facile, ondoyant autour de notes pivot (Cosmos, Flugio), dans le but de travailler une matière acoustique plutôt que de pousser la chansonnette. En un mot, on est plus du côté d’une transe répétitive entre Steve Reich et Vini Reilly (Durutti Column), que du revival country rock de John Fogerty – ce qui n’a rien de désobligeant. À l’écoute du guitariste [www.manueladnot.com], il faut le suivre, les doigts posés sur une électrique post free jazz, aux côtés du tromboniste Gianluca Petrella, dans un dialogue avec une réverbération synthétique, pour le coup lorgnant vers le style glorieux des années ECM du légendaire Terje Rypdal. Avec Dix-mille yeux, le guitariste travaille un swing aéré tout en finesse (La voie lactée…) – bien mis en valeur par une prise de son idoine. Une voie personnelle, loin des amplifications fébriles, réservée à une poignée d’auditeurs curieux qui aiment renouveler leur écoute de l’instrument pour mieux s’éveiller la tête dans les nuages.

Ueno Park – Manuel Adnot solo : Dix-mille yeux. CD / Vinyle Tropare TPR01 (https://tropare.bandcamp.com/releases), 30’. Poissons d’or

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